La danse de caractère : une déclinaison des traditions
La danse de caractère, dans son aboutissement, procède de la décomposition de pas et de mouvements chorégraphiques en positions du corps et des parties du corps. Vision savante qui accompagne l’évolution de la danse vers le spectacle, elle présuppose la présence d’un public. Dans son Dictionnaire de la danse (1787), Charles Compan présente les «caractères du geste». Cette notion qui renvoie au théâtre s’avère fondamentale, surtout lorsque l’on sait à quel point le XVIIIe siècle est préoccupé par les réflexions sur les transports de l’âme et ses représentations. A cette époque représenter des sentiments constitue une fin dramaturgique en soi, les attitudes corporelles étaient supposer révéler les « passions », « les mouvements de l’âme ». On abandonne le souffle de l’ individuel pour révéler le trait de caractère. Danseurs, musiciens, peintres, philosophes et scientifiques font de cette conviction une source d’inspiration aboutissant à quelques chefs d’oeuvre : les « Expressions des passions de l’âme » de Charles Lebrun où chaque manifestation est minutieusement décrite et reproduite par un dessin, « Les Caractères» de Labruyère, « L’enfantine », « L’adolescente » du Deuxième livre de pièces de clavecin, de François Couperin , enfin Le « Traité des passions » de Descartes qui fournit quelques matériaux à son contemporain Racine comme en témoigne « Phèdre »… « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ; Un trouble s’éleva dans mon âme perdue ; Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ; Je sentis tout mon corps et transir et brûler… » (acte I scène III).
Cette époque commençait vraisemblablement à entrevoir la notion d’inconscient sans pouvoir le nommer. Ainsi les personnages se reconnaissent-ils par «les caractères de leurs gestes ».
Des personnages qui rejoignent les traditions populaires
La danse de caractère, danse savante, née des mêmes sources que la danse classique peut dès son apparition être comparée à l’auguste aux côtés du clown blanc. Sa fonction est de faire valoir.
La danse classique « fille légitime de Louis XIV » (5), est issue de cette « belle danse » élément du système éducatif nobiliaire. Tout comme la rhétorique, le maniement de l’épée, la maîtrise de l’équitation, la connaissance de la danse était essentielle à un homme bien né et pouvait même lui faire accéder aux faveurs royales s’il la maîtrisait. Tout ce qui n’est pas le roi n’est pas le beau, le bon le légitime. A travers les spectacles, la danse participe à la mise en scène du pouvoir royal et du roi.
Aux côtés des personnages représentant la « bonne société » apparaissent ceux typiques, que l’on distingue facilement par leurs costumes et leurs fausses positions (en dedans) (6).
Naissent ainsi des rôles façonnés d’après des traits de caractères et des tempéraments. Ils utilisent un vocabulaire intelligible susceptible d’émouvoir le spectateur et servent l’argument. Ces personnages sont des portraits fixés dans un type psychologique et reflètent l’éthologie de l’individu social auquel est octroyé une rhétorique codifiée de sentiments.
Bien plus tard, dans la lignée du courant romantique, du milieu jusqu’à la fin du XIXe siècle, le «Félibrige », mouvement intellectuel dont Frédéric Mistral apparaît comme la figure marquante, reprend le répertoire folklorique des danses provençales et les nomme « danses de caractère ». Ainsi se maintient cette tradition dans les sociétés de danse et de gymnastique. Désormais, aux yeux d’un public averti « danse de caractère » signifie « danse provençale ». (7)
Dans ce XIXe siècle où se développe l’intérêt pour les folklores et les patrimoines nationaux, la France et la Russie entretiennent des rapports privilégiés sur le plan de la danse. Le Marseillais Marius Petipa crée la majeure partie de ses oeuvres en Russie et se consacre longuement aux recherches sur les danses ethniques, qu’il introduit sous forme de « citations » dans ses ballets (8).
La culture russe prend de l’ampleur en France avec l’émigration provoquée par la Révolution de 1917. Cette émigration ne sera pas étrangère à la vogue des cabarets évoquée plus haut. Figures de proue de la danse de caractère, Irina Grjebina (1907-1994) arrive en France en 1923, et Olga Stens (1920-1986), vraisemblablement en 1920.
L’éclosion de la danse de caractère en France
Irina Grjebina, personnage haut en couleurs, non par la taille mais par la personnalité volcanique, a enseigné cette technique de caractère russe, avec vigueur et passion. Epoustouflante de dynamisme jusqu’à un âge avancé, elle transmettait cette vision des cabarets et des grands ensembles folkloriques de son pays d’origine. Elle défendait avec force ce qu’il lui avait été transmis et qu’elle pensait sincèrement être ses racines…sa vérité.
Olga Stens était issue de la première génération de danseurs modernes… Elle fut tour à tour élève de la danseuse Mila Cirul (1901-1977) d’origine lettonne, puis de l’Allemande Mary Wigmann (1886-1973) ; enfin Nicolas Zvereff (1888-19065), d’origine russe et doublure de Nijinsky, fut son professeur de danse de caractère. Dejà un métissage en somme : celui de la tradition des ballets russes et de la pensée expressionniste allemande.
Olga Stens enseignait sans grande publicité, aux studios de la salle Pleyel à Paris. Là, elle dispensait un cours orchestré comme un rituel à des fidèles fascinées par sa culture, sa personnalité charismatique, sa profonde intelligence. C’est avec parcimonie qu’elle nous murmurait quelques conseils et corrections sur le ton de la confidence, vous laissant le plus souvent désappointée sous son regard navré.
Visionnaire, elle avait pressenti l’importance et la richesse de la danse moderne, technique encore inconnue qu’elle ne pouvait, de ce fait, enseigner. Elle repensa alors la danse de caractère à partir de ses idées novatrices, et voulut transmettre ainsi ses convictions. A cette époque, la danse dite moderne connaissait des difficultés d’existence. Le temps du soutien institutionnel dont bénéficie aujourd’hui la danse contemporaine était encore loin.
Le discours original, raffiné et intelligent, de cette femme reste le patrimoine de quelques-unes de ses anciennes élèves, religieusement fidèles. Muettes de respect, la majorité de ses épigones n’a osé poursuivre le développement de l’apprentissage transmis.
Une grande différence sépare un maître d’un professeur : ce dernier transmet un savoir alors que le maître permet d’accéder à une réflexion et une dimension personnelle. Olga Stens était un maître, mais à son corps défendant. Car aussi opposées qu’étaient Olga Stens et Irina Grjebina, un point commun les réunissait : leurs très fortes personnalités. Elles ne souffraient en effet qu’aucune autre ne s’épanouisse dans leur sillage.
Alors, aujourd’hui, parallèlement à un enseignement se référant à des traditions et une histoire qui ne correspondent plus à notre vision de la danse (les danses de l’ex-URS), et l’enseignement d’Olga Stens s’étiolant, la danse de caractère a bien du mal à retrouver son souffle…