La danse de caractère ou la recherche d’un temps présent
En prenant racine au coeur d’un patrimoine traditionnel, la danse de caractère renoue avec un des principes fondateur de la danse : le sacré. Tout en laissant au créateur sa totale liberté, la danse de caractère offre au public des univers sublimés.
Etrange situation que celle de la danse de caractère, stylisant ou portant à la scène personnages et danses d’inspiration populaire. Difficile à définir avec précision, elle a recouvert souvent un peu tout, un peu rien… donnant l’image d’un amalgame sinon d’un bric à brac de danses inclassables. La position qu’elle occupe dans l’univers actuel de la danse ne bénéficie ni d’une large reconnaissance ni d’un statut culturel.
Pourtant il n’y a encore qu’une dizaine d’années, il suffisait qu’Igor Moïsseiev ou Antonio Gadès annoncent leur spectacle pour soulever immédiatement l’enthousiasme du public. Aujourd’hui une représentation de danse indienne attire beaucoup d’amateurs. Mais qui saurait dire avoir d’assisté à un spectacle de danse de caractère ?
Le « folklore » des cabarets russes
Dès les années 1920 et jusqu’aux années 1960, une certaine danse de caractère fut très en vogue en France… La confusion s’installa dès l’entre-deux-guerres où cette « danse de caractère de cabaret » connut son apogée. L’époque fut en effet marquée à Paris par le très grand succès des cabarets russes : le Novi, la Rose noire, le Prince Igor, le Shéhérazade, le Raspoutine… Lieux mondains par excellence, on jetait en pâture à un public en mal d’encanaillement des danses « dénaturées » aux accents populaires. L’image qui perdure est celle d’un « folklore tape à l’oeil », dont la valeur ne se mesure qu’au nombre d’acrobaties – sauts carpés, parapluies, lancés
de couteaux… Les artistes en mal de cachets y ont trouvé une manne. Ils furent nombreux à se produire ainsi, contribuant malheureusement à diffuser ces formes caricaturales de danses traditionnelles. Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que les danseurs y prêtent depuis assez peu d’attention…
Cette désaffection que l’on peut comprendre a gagné les institutions : l’enseignement relègue la danse de caractère au plan de technique complémentaire, comme s’il s’agissait d’un art mineur, et l’image du danseur de caractère est devenue celle du danseur « de second rang ». Pourtant, parallèlement à son apprentissage classique et contemporain, le danseur de caractère doit s’approprier un ensemble de techniques variées jusqu’aux raisons mêmes de leur fondement – étudiant les rituels – pour les comprendre, et nourrir les personnages qu’il devra incarner sur scène. Un dépassement qui aboutit à retrouver racines et sens donnant à l’interprétation la vérité de l’acteur. C’est sur ce capital de la culture folklorique, populaire ou popularisée que prend racine la danse de caractère…
Associée au folklore dans le sens noble du terme (1), y puisant ses sources et une large partie de son inspiration, la danse de caractère n’est pourtant pas celle d’un seul folklore. Elle ne correspond pas à une seule tradition – par exemple ukrainienne, hongroise ou tsigane…De plus, au travers de la théâtralité elle renoue avec le principe existentiel de l’individu dans son accord à la fois organique et symbolique au groupe. Ainsi, elle permet de retrouver ces fameux « fondamentaux de la danse », que d’aucuns brandissent systématiquement aujourd’hui en oubliant l’un d’entre eux – et non le moindre : le sacré…
Aux sources du rituel
La danse est un comportement humain ancestral. Espérant accéder à ce qui le dépasse, à ce qui le touche mais qu’il ne peut atteindre, l’homme premier – ou primitif – a dansé. En spiritualisant son activité physique et sculptant l’espace de ses « forces », il souhaitait entrer en communion avec les énergies de la nature, se les concilier et leur emprunter vigueur et harmonie.
A l’origine, la danse est un rituel. Chaque geste y est chargé d’une véritable valeur de langage, chaque mouvement naît d’un geste motivé par un contenu émotionnel. Ainsi une danse de fertilité ne représente pas la simple illustration d’un mythe, mais fait appel au geste profond qui apportera la pluie comme le danseur doit chercher le geste profond qui provoquera l’émotion. L’espace où l’on danse devient un autel où s’introduit le sacré (2). La danse de caractère peut ainsi véritablement conduire à nous interroger sur cet aspect du sacré que le danseur révèle. Nous sommes ici loin de la Rose noire ou du Shéhérazade…
Du cosmos à la société, une suite d’appartenances
Si l’homme, dans la danse primitive, affirme son appartenance au cosmos, élaborant et s’inscrivant dans un premier champ de traditions et d’usages, il va ensuite incarner et porter des traits sociaux identitaires. La société prend le relais du cosmos. Et, sur ce plan, chaque ensemble social se veut différent de l’autre. Comme tout art populaire, la danse va affirmer et renforcer les liens aux autres. Elle ne se veut pas l’expression de la personnalité d’un individu mais celle de l’individualité d’un groupe. Il est même possible d’affirmer qu’au cours de l’histoire, à l’instar des autres évolutions artistiques, musicale par exemple, les différentes formes de danses reflètent les différentes formes de comportement et d’organisation sociale.
L’évolution des particularismes et des constructions sociales multipliant les groupes, aux traditions ethniques s’ajouteront celles, plus larges, d’un pays, ou inversement plus restreintes, d’un corps de métier. Les danses vont alors accentuer les gestes socioprofessionnels et se complexifier techniquement, développant leurs traits différenciateurs.
Deux exemples autour de la marche. Ce mouvement individuel le plus simple prendra souvent le sens de l’enfouissement de la graine dans les danses d’ agriculteurs ; allié à un mouvement appuyé du pied, le saut prendra le sens de la poussé de la plante. Plus l’appui sera vigoureux, plus les racines devraient être profondes, plus la plante sera haute. On sait aussi que, plus le danseur plie profondément, plus son saut est léger ; plus il s’enfonce dans le sol, plus il s’élève. La qualité du plié apparaît comme une qualité technique entraînant celle de l’élévation. Dans les danses caucasiennes, l’utilisation des pointes traduit aussi la difficulté de marche le long de sentiers étroits à flanc de montagne. Maîtrisant ces positions totémiques auxquelles il apporte de nouvelles combinaisons et ornementations, le danseur pourra se faire valoir auprès de ses compagnons et, en particulier, auprès des femmes.
Les trois stades d’évolution de la danse
Ces trois stades de l’évolution de la danse, évoqués brièvement renvoient chacun à des fonctions et formes spécifiques de cet art : la démarche imitative dans la danse primitive, la démarche expressive pour la danse folklorique ou populaire, enfin la démarche abstraite de la technique au stade de la danse savante.
Dans la danse primitive, la conscience de la décomposition en pas n’existe pas encore. Seule importent l’image totale ou « globale » et son aspect magico-religieux. Les danses primitives possédaient une fonction incantatoire. La répétition et l’accélération de la pulsion commune menaient le groupe à la transe, phénomène sacré.
Le sacré réalise l’unité, le groupe n’est qu’un dans son union magique à l’objet de son rituel – qu’il divinise, voire déifie.
Dans la danse populaire (3), apparaît la décomposition en lignes et en pas. (4) Chaque danseur affirme son appartenance au groupe. La danse révèle parfois l’image des hiérarchies sociales.
Parallèlement à cette décomposition en pas, apparaissent virtuosité et esthétisme. La danse folklorique est créée par le peuple pour le peuple. La représentation telle que notre culture l’entend n’a pas encore trouvée sa place. La distinction entre les danseurs et les spectateurs n’existe pas clairement. Celui qui ne danse pas participe à cette manifestation sociale par sa présence stimulante, cris et battements de mains…