Une danse entre modernité et tradition
De la liberté d’innover…
La danse de caractère traduit la vision d’un chorégraphe, d’un créateur ; elle est l’expression originale d’un artiste. Rêvant d’autres manières de développer les figures chorégraphiques, elle aspire à la surprise, à l’étonnement. Là où il n’y avait que rituel, elle propose aussi l’esthétisme. Les re-créations ne sont-elles pas en fait, les meilleurs moyens de conserver bien vivantes les structures des rituels ?
Nourrie de techniques variées, elle revendique une grande liberté pour le geste – ce qui la lie à la danse contemporaine. Elle peut s’autoriser beaucoup… en demeurant toutefois dans le cadre de son choix intellectuel et esthétique.
Toute danse s’établit sur un schéma de fonctionnement de groupe, dans le tissage de ses référents. Il ne faut pas négliger le sens éminemment social des différents styles de danse. La comparaison avec la danse classique et la danse contemporaine, qui respectivement exaltent des formes d’élitisme social, pour la première, et intellectuel pour la seconde, apporte un possible éclairage sur ce qui est en jeu avec la danse de caractère. Certains penseurs et théoriciens de la danse refusent à la danse de caractère le droit minimum accordé aux autres techniques : celui de la liberté d’innover, d’évoluer, de penser. Elle est, pour eux, figée dans ce que l’on a pu connaître d’elle. Pourtant, elle introduit la nouveauté dans les danses de style et même l’esthétique de la nouveauté.
La danse classique représente la plus parfaite expression de la toute puissance des classes au pouvoir et par là-même l’image de tous les pouvoirs. Elle entretiendra une fonction identique ensuite à l’égard de la bourgeoisie triomphante du XIXe siècle, allant jusqu’à prendre part au développement des arts officiels de l’opéra national, ce lieu de sacralisation politique de l’art lyrique. Elle joue et rejoue le même schéma où le corps de ballet (la cour) glorifie et singularise les danseurs étoiles (le roi et la reine), affirmation la plus achevée de cet élitisme. La notoriété ou son absence dans une société donnée sont aussi révélatrices de son fonctionnement… Alors que l’on porte aux nues Mikaël Baryshnikov, Manuel Legris, Marie-Claude Pietragalla ou Sylvie Guillem, qui connaît le nom d’un seul danseur de caractère de chez Moïsseiev, Virsky ou Gadès ? (9)
A l’opposé de la danse classique, la danse contemporaine se veut l’expression d’un élitisme aux fondements intellectuels. En proposant, tout d’abord, par réaction légitime et intelligente des pistes de recherche se coupant du corpus technique de la danse classique, elle se porte aujourd’hui à corps perdu sur le jamais-vu, le jamais-fait pour évidemment tomber souvent dans l’académisme du « tout-est-possible » ou même du déjà existant qu’elle ne connaît pas, qu’elle ne connaît plus… qu’elle ne veut pas connaître.
Contrairement à la participation des premiers hommes de l’humanité à une harmonie de la nature qu’ils recherchaient, une nature à laquelle ils enjoignaient leurs désirs en communiant avec elle par la danse, une certaine danse contemporaine se joue de faux rituels autour, le plus souvent, d’un grand « prêtre chorégraphe », seul maître de la nouveauté et grand ordonnateur d’un cosmos qui laisse le public hors de son univers.
Il ne fait parfois aucun doute que certains officiants de la danse contemporaine renouent ainsi avec des rituels déstructurés ou non maîtrisés impliquant les fonctions premières du corps humain, des enchaînements brisés et des lignes volontairement abandonnées à un chaos pulsionnel. C’est elle désormais qui prend le relais de la défense de l’image du pouvoir alors que la danse classique fait désormais figure de patrimoine désuet.
L’expressivité, principe de liberté
Les déterminations sociales des formes de danse entraînent des rapports au corps tout à fait différent. Dans la danse classique, la sélection est évidente. Le danseur classique est un idéal physique : ligne élancée, en dehors parfait, coup de pieds cambré à l’extrême. Ne pas satisfaire à ces canons vous faisait considérer comme inapte à « la danse ». Dans le contemporain, les différences physiques, si elle ne sont pas systématiques, sont tout à fait admises. Dans la danse de caractère, ces différences sont nécessaires à l’expressivité de l’oeuvre.
La danse classique et la danse contemporaine privilégient le corps et ses figures au point de minimiser le costume. Elles cherchent à ne rien cacher, laissant ainsi par exemple, admirer les jambes dans leur extension sur pointe. Sur tous ces vêtements collants plane un parfum de sculpture grecque ou de statuaire gupta.
En danse contemporaine, costumes et accessoires peuvent naître d’objets du quotidien ou de petites robes de « rien du tout ». Et à l’extrême, des interprètes n’hésitent pas à se laisser admirer dans leur plus simple nudité – en dehors de tous bénéfices esthétiques.
La danse de caractère peut justifier facilement, trop facilement peut-être, de l’utilisation du costume et de la couleur pour amplifier le mouvement. Le tourbillon des jupes s’institue comme une danse autonome. Les capes caucasiennes peuvent devenir les véritables acteurs du ballet. Ce déploiement parfois inutiles de kilomètres de tissu, rubans et autres colifichets a contribué à l’image surannée d’une certaine danse de caractère où chaque danseuse est la réplique parfaite d’une jolie poupée de collection, jupe rouge bordée de dentelle, fleurs et rubans dans les cheveux. Pourtant, la danse de caractère se doit de refonder l’innovation dans les traditions, tout en proposant au public figures et images qu’il reconnaît d’instinct.
De prime abord, il n’apparaît pas évident que la danse de caractère soit une danse qui respecte la liberté du chorégraphe autant que celle du danseur. L’image des grands ensembles soviétiques sublimant l’esprit de masse cher au pouvoir central ne peut en effet illustrer ce respect de liberté. On suppose trop souvent que la danse de caractère ne représente que des valeurs rurales de plus en plus éloignées des préoccupations de nos sociétés.
C’est occulter le fait que la danse de caractère se nourrit de la culture de tous les milieux, de tous les peuples et en particulier de toutes les minorités. Elle est un véhicule pour la compréhension entre les peuples, elle aussi est une danse militante et politique qui reconnaît à chacun le droit à l’individualité. Pourquoi ne sait-on pas qu’elle danse indien, flamenco, baroque ou tsigane ?
Le danseur de caractère doit – comme l’acteur – savoir incarner de multiples personnages, sans figer ni son corps ni son esprit(10). Il doit assurément rester à l’écoute des formes d’expression de son temps. Igor Moisseiev a essayer de mettre en scène des « folklores et des traditions modernes » comme le football ou les ouvriers à la chaîne. Des voies parfois mal perçues.
De l’imaginaire à la vérité de l’artiste
La danse de caractère peint l’humanité et les êtres humains dans leurs spécificités, parle de leurs particularismes. Mais elle ne représente pas une danse ethnique, dans la mesure où elle ne ressort pas d’un seul folklore.
De plus, dans ses innovations, la danse de caractère reste ouverte à l’écoute du créateur et des interprètes. Ainsi ses détracteurs la qualifient-ils d’inauthentique : ne confondent-ils pas authenticité et identité ethnique, en faisant bien peu de cas de l’identité sociale ? La danse de caractère ne peut en aucun cas correspondre à de l’ethno danse. L’étude des danses ethniques a le bonheur d’exister tout comme les représentations des « pures » danses traditionnelles. Elles ne sont pas l’objet de la danse de caractère, qui revendique pourtant à juste droit cette connaissance des traditions.
Le flamenco n’est pas moins authentique pour un Espagnol qu’une autre danse populaire d’Espagne. Mais institutionnalisé… il occupe une place reconnue au sein des arts. « Institutionnalisé » ! Voilà le maître mot. Bien d’autres formes de danse ne le sont pas et, de fait, paraissent suspectes.
Mais, répétons-le, la danse de caractère n’a pas pour propos de faire de l’authentique mais du « mentir vrai », comme disait Vitez en parlant du théâtre. Seul importe l’imaginaire autour du possible. Pour cela, elle doit à la fois puiser dans l’inspiration que proposent les traditions au sens large, les époques et les personnages même inventés, puis transposer, sculpter, pétrir, brosser, donner vie à des mondes en résonance avec notre esprit d’aujourd’hui.
Survivre à la confusion
Parallèlement à la culture élitiste, les pouvoirs publics n’ont-ils pas l’habitude de soutenir davantage la culture de masse face à la culture populaire ?
Aux expériences de spectacle de danse de caractère, les autorités concernées opposent des fins de non-recevoir fondées sur la non-appartenance du genre à des catégories établies et reconnues. Par option esthético- politique, une compagnie de danse de caractère n’a accès en France ni aux subventions, ni aux festivals internationaux traditionnels (réservés aux seuls groupes étrangers) et est déboutée des concours chorégraphiques…
Pourtant autre voie de notre temps, du fait de ses sources d’inspiration et de sa prise directe sur son époque, la danse de caractère respecte la liberté des artistes. Dans sa recherche de la théâtralité et de l’esthétisme, elle porte chacun à diversifier ses formes d’expression. En retrouvant le sens profond de la tradition qui se recrée, qui se transmet. Le temps est révolu où les personnages de l’époque baroque et ceux des grands ensembles soviétiques n’étaient plus que des caractères où rang et distinctions sociales disparaissaient derrière l’exaltation des qualités morales. Elle est le coryphée de la tragédie grecque qui prend la parole au nom du choeur mais est reconnu pour lui-même aux yeux de tous.
(1) – Science du peuple.
(2) – Nous ne rentrerons pas ici dans le questionnement inachevé du prima du rite sur le mythe ou du mythe sur le rite.
(3) – En employant tour à tour le terme de danses folkloriques et celui de danses populaires, je garde à l’esprit la définition de Maurice Louis : « On qualifie de populaire ce qui a été créé ou qui a pris naissance dans le peuple, ce qui plait au peuple ; Seront dit popularisés les faits dont on connaît l’origine extra-populaire, mais, qui sont passés par le peuple. Quant aux faits folkloriques, ce sont des faits traditionnels dans les milieux populaires. » In « Le folklore et la danse », éditions Maisonneuve et Larose, Paris 1963.
(4) – Ce développement théorique de l’histoire a suivi des chronologies différentes selon les pays. C’est un peu comme si Georg Hegel, le théoricien de l’histoire, trouvait un terrain d’entente avec l’homme de terrain qu’était Karl Marx…
Germaine Prudhommeau précise aussi : « Une étude et un enseignement réel de la danse existent en Grèce antique, au Cambodge, dans l’Inde depuis l’antiquité, à partir du XVe siècle en France etc. » (« Histoire de la danse », tome 1, éditions La recherche en danse, Paris 1995).
(5) – Paul Bourcier : « La danse en Occident », éditions du Seuil, Paris 1978.
(6) – « En dedans » : positions très utilisées dans les danses de caractère, inverses d’ « en dehors ». Dans presque toutes les formes de danse (excepté dans certaines danses japonaises, par exemple), on considère que l’en-dehors, même minimal, constitue la juste position esthétique. A souligner toutefois : les danses de caractère utilisent en dehors, parallèle et en-dedans avec un savant passage de l’une à l’autre.
(7) – D’après Yves Guilcher, article « Les danses traditionnelles et le bal en France », in « Histoires de bal : vivre, représenter, recréer le bal », Cité de la musique – Paris 1998.
(8) – Personnellement, je tiens aux termes « danses de demi-caractère », lesquelles s’appuient sur un prétexte populaire mais utilisent un vocabulaire de pas classiques (exemple : dans le ballet Casse-noisettes : « danse espagnole », « danse chinoise »…).
(9) – Tamara Zifert, Boris Berexin, Serguei Tsvetko, Nelly Boudarenko, Vivian Pak, Lev Golovanov.
(10) Olga STENS in « pour la danse de caractère » – article 1958